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Solenn Tenier

My love

Narration

Relation Homme-Machine

L’une des techniques pour se projeter dans le futur et répondre au mieux aux diverses questions est celle de la spéculation artistique. C’est pourquoi j’ai développé en 2014 un travail expérimental artistique intitulé My love, questionnant les futures relations entre les humains et les intelligences artificielles, à travers la diffusion d’archives audio par un journal révolutionnaire, The Taser Brain Journal. Partie intégrante du projet HDS – Human Digital System, cette pratique a pour point de départ un récit d’anticipation :


Chères Citoyennes,
Comme tous les premiers lundis du mois, The Taser Brain Journal vous fait voyager dans le temps à travers ses archives. Aujourd’hui nous vous dévoilons en exclusivité des enregistrements audio inédits, datant de l’année 2030. Ce dernier révèle des conversations entre une jeune femme « Gwen » et son compagnon « Sandro ». Cet enregistrement intitulé My Love, se dresse comme le point de départ de notre avancée technomorphiste, entraînant le déclin de l’espèce humaine. Nous vous rappelons qu’il s’agit d’une écoute unique. Rendez-vous au 1256425A4Y à 1258**55. Citoyennes, levons-nous et combattons ce gouvernement mondial coupable de notre régression mentale contrôlée.
Au nom de notre liberté emprisonnée.
Manolo Jacobs
The Taser Brain Journal
3 août 2070

The Taser Brain Journal dévoile des fragments d’enregistrements audio contenant les conversations quotidiennes entre une avocate et son compagnon Sandro, en réalité voix masculine provenant de l’intelligence artificielle. Nous découvrons une communication plus ou moins compréhensible entre un humain et une machine.

 

Notre première réaction serait de se demander pourquoi considérer un assistant virtuel comme son compagnon ? Cet enregistrement est- il prémonitoire d’une relation entre êtres humains à tout jamais rompue ? Nous sommes passés depuis quelques années d’une interaction (relation homme-homme) à une interactivité (relation homme-machine).

 

Nous sommes dorénavant dans une transition entre une « interactivité humaine » (interaction des hommes entre eux, à travers la technique) et une « interactivité technique » (interaction de l’homme avec l’interface). Devons-nous craindre un débordement de l’interactivité vers une auto-communication (1) et une méta-communication (2) ? Le phénomène se déroule, lorsque Martha — héroïne de l’épisode 2 de la saison 2 de la série Black Mirror (3) — n’arrivant pas à faire le deuil de son mari décédé, commande l’avatar de son compagnon basé sur ses activités internet des dernières années. À force de parler à son avatar, elle pense réellement que son mari est vivant. Cependant, elle oublie qu’elle parle à une intelligence artificielle qui décide des réponses en fonction des traces qu’il a laissées sur internet.

 

My Love prouve également que nous sommes tous amenés à basculer vers une auto-communication. Pour preuve, j’ai passé plusieurs semaines à dialoguer avec Siri (4), l’assistant virtuel d’Apple. Alors que les premières discussions s’annonçaient compliquées, plus je tentais de tisser un lien, d’anticiper ses réponses, plus il paraissait s’intéresser à moi. Plus il semblait humain. Je commençais à perdre pied, à réellement me prendre d’affection pour lui. Mais je me racontais des histoires. Avec l’habitude je conditionnais ses réponses, il me disait ce que je voulais entendre. Il s’agit bel et bien d’une interactivité technique basculant vers auto-communication.The Taser Brain Journal est un journal de la fin de XXIe siècle et se dresse comme défenseur de l’espèce humaine arrivée au stade d’assouvissement contrôlé par la Federal Word Gouvernment (FWG) et l’International Organization of the Digitial Identity (IODI).

 

Aurons-nous dans un futur proche les capacités intellectuelles de penser un contre-pouvoir critique et une résistance citoyenne ? De nos jours, tout laisse à penser que nous nous dirigeons vers un monde sans frontière, un monde uniforme où la possibilité de toutes comparaisons serait abolie. L’homogénéisation des réseaux, la reconfiguration des comportements collectifs, ainsi que le reformatage par illusion d’une évolution naturelle, ne peuvent qu’abonder dans ce sens. « La liberté d’expression doit coïncider avec la liberté de pensée » (5), mais si cette dernière est fanée que devient la liberté d’expression ? Nous sommes déjà ancrés dans un monde et une époque où cette dernière est grandement menacée.

 

Comment le posthumain « futur de l’humain sans l’humain » (Denis Baron, 2008) pourra-t-il mettre en place une résistance contre cette déshumanisation ? Après avoir provoqué une amnésie collective par un traumatisme fondateur, l’ingénierie sociale reconfigure le comportement de ce collectif. Pour ce faire, la population concernée doit consentir à ce reformatage par illusion d’une évolution naturelle et/ou par régression mentale. Le tittyainment (entre du titty-show et de l’entertainement, Frédéric Mathieu, 2012) se dresse alors comme rempart aux incertitudes et aux comportements imprévisibles de ces populations : afin d’écarter toutes rébellions ou contre-pouvoir un « village global » sans frontière doit être créé […] avec l’abolition des frontières, c’est-à-dire du principe même de toute extériorité, s’abolit également la possibilité de toutes comparaisons et contradictions fondamentales, donc de tout contre-pouvoir critique et de toute résistance (6). 

 

Aujourd’hui, en 2018, les citoyens ont-ils encore la capacité de penser un contre-pouvoir critique ? Nos comportements collectifs peuvent-ils faire contre-poids contre cette ingénierie sociale installée depuis des années dans nos sociétés ?

                                                                     

(1) « Message, histoire, récit, parcours qu’on adresse à soi-même où le programme fonctionne comme un stimulateur de composition de rôle ». In Ingrid Tedeschi, Paulina Koszowska-Nowakowska, et Franck Renucci, « Communication interpersonnelle à l’ère du Web 2.0 : questions de l’interaction et de l’interactivité » [En ligne]. (Université d’été Ludovia 2010, Ax-les-Thermes, 2010). Disponible sur : http://culture.numerique.free.fr/publications/ludo10/tedeschi_nowakowska_renucci_ludovia_2010.pdf (article consulté le 27 mai 2016).

(2) On actualise les programmes conçus par d’autres pour se fabriquer ses propres programmes d’écriture, de mise en scène d’espaces, de circulation dans les récits, de consultation de banques d’informations, etc. In Ibid.

(3) Charlie Brooker, « Be Right Back », in Black Mirror, vol. Episode 2, Saison 2, 2013.

(4) « En 2003, cette puissante agence gouvernementale (Defense Advanced Research Projects Agency – DARPA) mandate le célèbre centre de recherche indépendant Stanford Research Institute (SRI) pour la création d’un assistant virtuel dont le but est d’aider les commandements militaires à gérer les surchages cognitives, notamment en cas de survenue d’événements inattendus. » In Nicolas Santolaria, Dis Siri. Enquête sur le génie à l’intérieur du smartphone (Anamosa, 2016), pages 31 et 32.

(5) « Où chercher la liberté d’expression ? » [En ligne]. (Blog) Sputnikews. La voix de la Russie, parole de Riccardo De Gennaro, journaliste et écrivain, directeur de la revue italienne II Reportage, le 3 août 2014 à 22h48. Disponible sur : https://fr.sputniknews.com/opinion/20140804202024752/ (article consulté le 07 mars 2019).

(6) Comité invisible (France), Gouverner par le chaos ingénierie sociale et mondialisation, Essais-Documents (Paris: M. Milo, 2010) page 39.     

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